Le dispositif de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LAB/FT) impose aux professionnels un ensemble d’obligations strictes, transformant certains acteurs économiques en véritables sentinelles du système financier. Loin d’être une simple contrainte administrative, ces règles constituent le premier rempart contre l’intégration de fonds d’origine criminelle dans l’économie légale. Comprendre la portée de ces devoirs est donc indispensable pour tout professionnel assujetti qui souhaite sécuriser sa pratique et éviter des sanctions potentiellement lourdes. Ces obligations s’inscrivent dans le cadre général du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme, un dispositif complexe où la vigilance et la déclaration de soupçon forment la clé de voûte de la prévention.
Comprendre le devoir de vigilance des professionnels assujettis
Au cœur du dispositif LAB/FT se trouve l’obligation de vigilance, une démarche proactive qui contraint les professionnels à développer une connaissance approfondie de leur clientèle et de leurs opérations. Il ne s’agit pas seulement de se conformer à des règles formelles, mais de mettre en œuvre une véritable analyse des risques pour prévenir toute instrumentalisation à des fins illicites.
Définition et portée de l’obligation de vigilance
L’obligation de vigilance, parfois désignée par l’acronyme KYC (Know Your Customer), impose aux professionnels assujettis de prendre des mesures actives pour identifier leurs clients et comprendre la nature de la relation d’affaires. Cette démarche préventive vise à s’assurer que les opérations effectuées sont cohérentes avec le profil économique et les activités déclarées du client. La vigilance ne se limite pas à l’entrée en relation ; elle doit être constante tout au long de la relation commerciale. Le professionnel doit porter une attention particulière aux opérations qui apparaissent inhabituelles, complexes ou dépourvues de justification économique apparente. Concrètement, il s’agit d’une surveillance adaptée aux risques, qui implique une analyse continue des transactions pour détecter d’éventuelles anomalies.
L’intensité de la vigilance : ordinaire, allégée et renforcée (cas pratiques)
La réglementation module l’intensité des mesures de vigilance selon une approche par les risques. Tous les clients et toutes les opérations ne présentent pas le même niveau de menace. On distingue ainsi trois niveaux de vigilance :
- La vigilance ordinaire (ou standard) s’applique à la majorité des relations d’affaires. Elle consiste à mettre en œuvre les mesures d’identification du client et du bénéficiaire effectif, ainsi qu’à comprendre l’objet de la relation.
- La vigilance allégée (ou simplifiée) est possible lorsque le risque de blanchiment ou de financement du terrorisme est jugé faible. L’article L. 561-9 du Code monétaire et financier autorise une réduction de l’intensité des mesures, par exemple pour des produits ou clients présentant intrinsèquement peu de risques, comme certaines entités publiques ou des sociétés cotées sur un marché réglementé européen.
- La vigilance renforcée est impérative dans les situations de risque élevé. L’article L. 561-10 du Code monétaire et financier identifie plusieurs scénarios déclenchant cette vigilance accrue. Par exemple, une banque devra appliquer des mesures renforcées si elle noue une relation d’affaires à distance avec un client qui n’est pas physiquement présent pour son identification. De même, un avocat ou un expert-comptable devra redoubler de prudence face à une opération d’un montant inhabituellement élevé, particulièrement complexe ou qui semble ne pas avoir de justification économique ou d’objet licite. Un autre cas classique est celui des “personnes politiquement exposées” (PPE), dont les fonctions les exposent davantage aux risques de corruption.
L’identification du client et du bénéficiaire effectif : règles et documents requis
L’identification formelle du client est la première étape de la vigilance. Pour une personne physique, le professionnel doit vérifier son identité par la présentation d’un document officiel en cours de validité comportant une photographie, tel qu’une carte d’identité ou un passeport. Pour une personne morale, l’identification passe par la communication d’un extrait de registre officiel de moins de trois mois (comme un extrait K-bis) attestant de sa dénomination, sa forme juridique, son siège social et l’identité de ses dirigeants.
Au-delà du client direct, la loi impose d’identifier le “bénéficiaire effectif”, c’est-à-dire la ou les personnes physiques qui contrôlent en dernier lieu, directement ou indirectement, la personne morale ou pour le compte de qui une opération est exécutée. Cette recherche est fondamentale pour déjouer les montages utilisant des sociétés-écrans ou des prête-noms. En France, le bénéficiaire effectif d’une société est généralement la personne physique détenant plus de 25 % du capital ou des droits de vote. Les informations sur les bénéficiaires effectifs doivent être déclarées et conservées dans un registre dédié.
La connaissance de l’objet et de la nature de la relation d’affaires
Le professionnel ne peut se contenter d’une identification formelle. Il doit également, comme le prévoit l’article L. 561-5-1 du Code monétaire et financier, recueillir les informations relatives à l’objet et à la nature de la relation d’affaires. Cette obligation implique de comprendre les raisons pour lesquelles le client sollicite ses services. Quel est le but de l’opération envisagée ? D’où proviennent les fonds engagés ? La transaction est-elle cohérente avec les activités habituelles du client ? Ces questions permettent d’établir un profil de risque et de détecter plus facilement les opérations atypiques qui s’en écarteraient.
La conservation des documents et informations pertinentes
Afin de garantir la traçabilité des opérations et de permettre d’éventuels contrôles a posteriori, la loi impose une obligation de conservation des documents. Selon l’article L. 561-12 du Code monétaire et financier, les pièces relatives à l’identité des clients, ainsi que les documents et informations concernant les opérations effectuées, doivent être conservés pendant une durée de cinq ans à compter de la clôture de leurs comptes ou de la fin de la relation d’affaires. Ces archives doivent pouvoir être mises à la disposition des autorités de contrôle ou de TRACFIN sur demande.
Les cas de refus de concours aux opérations suspectes
L’obligation de vigilance entraîne une conséquence directe et radicale en cas de doute persistant. Si un professionnel n’est pas en mesure d’identifier son client ou le bénéficiaire effectif, ou s’il ne parvient pas à obtenir des informations satisfaisantes sur l’objet et la nature de la relation d’affaires, l’article L. 561-8 du Code monétaire et financier lui impose de ne pas exécuter l’opération et de ne pas nouer de relation d’affaires. S’il a déjà engagé la relation, il doit y mettre un terme. Ce refus de concours est une mesure de protection essentielle qui empêche l’entrée dans le circuit financier d’opérations opaques. Un tel refus, fondé sur l’impossibilité de satisfaire aux obligations de vigilance, ne peut constituer une faute et engager la responsabilité civile du professionnel.
Le processus de déclaration de soupçon à TRACFIN
Lorsque la vigilance met en lumière des faits suspects, une seconde obligation fondamentale s’active : la déclaration de soupçon. Ce mécanisme, au cœur du renseignement financier français, impose aux professionnels de signaler à l’autorité compétente, TRACFIN, toute opération dont ils soupçonnent l’origine ou la finalité illicite.
L’objet de la déclaration : critères de soupçon (y compris fraude fiscale)
L’article L. 561-15 du Code monétaire et financier oblige les professionnels assujettis à déclarer les sommes ou opérations dont ils “savent, soupçonnent ou ont de bonnes raisons de soupçonner” qu’elles proviennent d’une infraction passible d’une peine de prison supérieure à un an ou qu’elles participent au financement du terrorisme. La notion de “soupçon” est laissée à l’appréciation du professionnel, mais elle doit reposer sur une analyse des faits au regard du profil du client et du caractère atypique de l’opération. Un soupçon peut naître d’une transaction particulièrement complexe, d’un montant inhabituel, ou sans justification économique apparente.
L’obligation de déclaration a été explicitement étendue à la fraude fiscale. Un professionnel doit effectuer une déclaration dès qu’il soupçonne une fraude fiscale en présence d’au moins un des critères définis par décret, comme l’utilisation de sociétés-écrans ou la réalisation d’opérations financières incohérentes. La collaboration avec TRACFIN est un élément essentiel dans les mécanismes de détection de la corruption impliquant TRACFIN et les obligations de déclaration et d’autres formes de délinquance économique.
Les modalités de la déclaration : destinataire, formalisme, habilitations
La déclaration de soupçon doit être adressée à la cellule française de renseignement financier, TRACFIN (Traitement du Renseignement et Action contre les Circuits Financiers Clandestins). La transmission se fait par écrit, le plus souvent via une plateforme sécurisée. La déclaration doit comporter les éléments d’identification du client, le descriptif de l’opération suspecte et, surtout, les éléments d’analyse qui ont conduit le professionnel à nourrir un soupçon. Au sein de chaque entité assujettie, des personnes doivent être formellement désignées et habilitées pour effectuer ces déclarations. Une exception notable concerne les avocats, qui, pour préserver le secret professionnel, adressent leur déclaration au bâtonnier de leur ordre, lequel la transmet à TRACFIN après vérification.
La confidentialité de la déclaration : principes et exceptions (échanges d’informations)
Le secret est un principe cardinal de la déclaration de soupçon. L’article L. 561-19 du Code monétaire et financier interdit formellement au professionnel de porter à la connaissance de son client ou de tiers l’existence et le contenu de la déclaration. Cette interdiction de “tuyautage” (tipping off) vise à ne pas compromettre les investigations qui pourraient être menées par TRACFIN ou les autorités judiciaires. La violation de cette confidentialité est sanctionnée pénalement. Toutefois, des exceptions sont prévues pour faciliter la lutte contre le blanchiment. L’information peut être partagée entre professionnels d’un même groupe ou entre professionnels (par exemple un notaire et un banquier) intervenant sur une même opération pour un même client, à condition que ces échanges soient nécessaires à l’exercice de la vigilance et restent strictement confidentiels.
Les immunités et la protection des auteurs de déclarations de bonne foi
Pour encourager les déclarations, le législateur a instauré une immunité juridique au profit des professionnels. Selon l’article L. 561-22 du Code monétaire et financier, aucune action en responsabilité civile ou sanction professionnelle ne peut être engagée contre une personne assujettie, ses dirigeants ou ses préposés qui ont fait de bonne foi une déclaration de soupçon. Cette protection est absolue, même si les investigations ultérieures ne confirment pas le caractère délictueux des faits. L’immunité couvre également la violation du secret professionnel, la déclaration étant une obligation légale. En cas de préjudice direct résultant d’une déclaration infondée mais faite de bonne foi, c’est la responsabilité de l’État qui pourrait être engagée, et non celle du déclarant.
Les sanctions spécifiques en cas de méconnaissance des obligations professionnelles
Le non-respect des obligations de vigilance et de déclaration expose les professionnels à un éventail de sanctions administratives, disciplinaires et pénales. Ces sanctions visent à garantir l’effectivité du dispositif de prévention et à punir les négligences ou les manquements délibérés.
Les sanctions disciplinaires prononcées par les autorités de contrôle
Chaque profession assujettie est supervisée par une autorité de contrôle (ACPR pour les banques, AMF pour les sociétés de gestion, Conseil de l’Ordre pour les avocats, etc.). En cas de manquement grave aux obligations LAB/FT, comme un défaut de vigilance ou une carence dans les procédures internes, ces autorités peuvent engager une procédure disciplinaire. Les sanctions varient selon les professions et la gravité des faits, allant du simple avertissement au blâme, à l’interdiction temporaire d’exercer, voire à la radiation. Pour certains professionnels non dotés d’un ordre, comme les agents immobiliers ou les responsables de casinos, c’est la Commission Nationale des Sanctions qui est compétente pour prononcer de telles mesures.
Les sanctions pénales spécifiques (violation du secret professionnel, entrave)
En dehors des sanctions disciplinaires, le Code monétaire et financier prévoit des sanctions pénales spécifiques. La violation de l’interdiction de divulguer une déclaration de soupçon (le “tuyautage”) est punie d’une amende de 22 500 euros, comme le dispose l’article L. 574-1. Faire obstacle aux contrôles des autorités de surveillance ou leur communiquer des informations sciemment inexactes est également répréhensible pénalement, avec des peines pouvant aller jusqu’à un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende. Ces sanctions ciblent des comportements qui portent directement atteinte à l’intégrité et à l’efficacité du dispositif de lutte.
Le principe ‘Ne bis in idem’ et la concurrence déloyale
La question du cumul des sanctions pénales et administratives pour les mêmes faits a longtemps été débattue. Le principe Ne bis in idem (nul ne peut être poursuivi ou puni deux fois pour les mêmes faits) a conduit à clarifier les procédures pour éviter les doubles condamnations. Par ailleurs, la jurisprudence a reconnu que le non-respect des obligations LAB/FT pouvait constituer un acte de concurrence déloyale. Une entreprise qui s’affranchit de ces contraintes réglementaires réalise des économies illégitimes qui lui confèrent un avantage concurrentiel indu par rapport à ses concurrents qui, eux, supportent les coûts liés à la mise en conformité. Cette situation peut donner lieu à une action en réparation de la part des entreprises lésées.
Face à la complexité des obligations et à la sévérité des sanctions, l’accompagnement juridique des professionnels face aux risques de LAB/FT est souvent nécessaire pour mettre en place des procédures internes robustes et sécuriser les pratiques. Notre cabinet peut vous assister dans l’élaboration et la validation de votre dispositif de contrôle.
Foire aux questions (FAQ)
Quelles sont les professions concernées par ces obligations ?
La liste des professions assujetties est large et définie à l’article L. 561-2 du Code monétaire et financier. Elle inclut principalement trois grandes catégories. D’abord, le secteur financier au sens large : banques, compagnies d’assurance, entreprises d’investissement, changeurs manuels. Ensuite, certaines professions non financières particulièrement exposées : agents immobiliers, casinos et opérateurs de jeux, négociants en métaux précieux, pierres précieuses ou œuvres d’art. Enfin, les professions juridiques et du chiffre : avocats, notaires, huissiers de justice, experts-comptables et commissaires aux comptes, lorsqu’ils participent à des transactions financières ou immobilières pour le compte de leurs clients.
Peut-on être sanctionné si le soupçon s’avère infondé ?
Non, un professionnel ne peut être sanctionné si le soupçon qui a motivé sa déclaration se révèle finalement infondé. La loi protège expressément le déclarant de bonne foi. L’article L. 561-22 du Code monétaire et financier instaure une immunité totale : aucune poursuite pénale pour violation du secret professionnel, aucune action en responsabilité civile et aucune sanction disciplinaire ne peuvent être engagées. Cette protection est cruciale et vise à encourager les professionnels à déclarer leurs doutes sans craindre de représailles, même si l’enquête ne confirme pas l’infraction. L’essentiel est d’avoir agi sur la base d’une analyse sincère et non à la légère.
Comment concilier secret professionnel et obligation de déclaration pour les avocats ?
La conciliation entre le secret professionnel, qui est absolu pour l’avocat, et l’obligation de déclaration est un point délicat, encadré par des règles spécifiques. Le principe est que les obligations LAB/FT ne s’appliquent pas aux informations reçues ou obtenues par un avocat dans le cadre d’une procédure juridictionnelle ou lors d’une consultation juridique. Le secret couvre donc l’activité de conseil et de défense. En revanche, lorsque l’avocat participe au nom et pour le compte de son client à une transaction financière ou immobilière (achat d’un bien, création d’une société, etc.), il sort de sa mission traditionnelle de conseil et tombe sous le coup des obligations de vigilance et de déclaration. La Cour Européenne des Droits de l’Homme a validé ce dispositif (arrêt Michaud c/ France, 6 déc. 2012), estimant qu’il ne portait pas une atteinte disproportionnée au secret professionnel.
Sources
- Code monétaire et financier, notamment les articles L. 561-1 et suivants, et R. 561-1 et suivants.
- Code pénal, notamment les articles 324-1 et suivants (blanchiment) et 421-2-2 (financement du terrorisme).
- Directive (UE) 2015/849 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme.
- Règlement (UE) 2024/1624 du 31 mai 2024 relatif à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme.