Pour qu’une tromperie, même astucieuse, soit qualifiée d’escroquerie, il ne suffit pas d’avoir utilisé un faux nom, une fausse qualité ou des manœuvres complexes. Comme le précise l’article 313-1 du Code pénal, la fraude doit avoir un résultat concret : déterminer la victime à remettre quelque chose, et ce, à son préjudice (ou au préjudice d’un tiers).
Ces deux éléments – la remise et le préjudice – sont essentiels pour que l’infraction soit complète. Mais que peut-on exactement “remettre” au sens de l’escroquerie ? Ne s’agit-il que d’argent ou d’objets ? Comment cette remise doit-elle s’opérer ? Et qu’en est-il du préjudice : est-il toujours évident, ou sa définition pose-t-elle parfois question ? Cet article explore ces aspects cruciaux de l’escroquerie.
L’objet de la remise : bien plus que de l’argent
Lorsqu’on pense à l’escroquerie, l’image qui vient souvent à l’esprit est celle de quelqu’un qui obtient de l’argent indûment. Si c’est effectivement un cas très fréquent, la loi est bien plus large. L’article 313-1 vise trois grandes catégories de “choses” que l’escroc peut chercher à obtenir par ses manigances.
Les fonds, valeurs ou un bien quelconque
C’est la catégorie la plus intuitive. Elle recouvre :
- Les fonds : Toute somme d’argent, qu’elle soit remise en espèces, par chèque, par virement bancaire, ou tout autre moyen de paiement.
- Les valeurs : Ce terme désigne généralement les titres financiers (actions, obligations…) ou d’autres instruments ayant une valeur économique certaine.
- Un bien quelconque : Cette formule très large montre la volonté du législateur de couvrir un maximum de situations. Elle inclut :
- Les biens meubles corporels : Des objets physiques que l’on peut toucher et déplacer (bijoux, voitures, meubles, œuvres d’art, marchandises…).
- Les biens meubles incorporels : Des droits n’ayant pas d’existence matérielle mais une valeur patrimoniale (parts sociales d’une société, droits de propriété intellectuelle, cession d’un droit au bail…).
- Les immeubles : Pendant longtemps, la jurisprudence considérait que l’escroquerie ne pouvait pas porter directement sur un immeuble (maison, appartement, terrain…), au motif qu’on ne peut pas le “remettre” matériellement comme un objet. On admettait seulement l’escroquerie portant sur le prix de l’immeuble ou sur l’acte de vente. Cependant, par un revirement important en 2016 (Cass. crim., 28 sept. 2016, n° 15-84.486), la Cour de cassation a finalement admis qu’un immeuble pouvait être considéré comme un “bien quelconque” au sens de l’article 313-1. L’escroquerie peut donc désormais porter directement sur un bien immobilier, même si la manière dont s’opère la “remise” dans ce cas reste spécifique (souvent par la signature d’un acte translatif de propriété obtenu par fraude).
La fourniture d’un service
C’est une innovation majeure introduite par le Code pénal de 1994. Avant cela, obtenir frauduleusement un service n’était pas toujours considéré comme une escroquerie, faute de “remise” d’un bien matériel. La loi vise désormais explicitement le fait de déterminer la victime à fournir un service.
Cela recouvre toutes les prestations immatérielles qu’une personne peut fournir :
- Un temps de stationnement (l’ancien cas des fraudes aux parcmètres avec des rondelles sans valeur).
- L’accès à un moyen de communication (fraude au taxiphone, accès internet…).
- L’utilisation d’un transport.
- La fourniture d’énergie (eau, gaz, électricité). Attention toutefois : si la fraude consiste à se brancher clandestinement avant le compteur pour ne pas enregistrer la consommation, il s’agira plutôt d’un vol d’énergie (article 311-2 du Code pénal), car il y a soustraction. Si la fraude intervient après la distribution enregistrée pour fausser le comptage (par exemple, trafiquer le compteur), cela pourrait relever de l’escroquerie au service.
- Toute autre prestation de service ayant une valeur économique.
L’obtention d’un acte opérant obligation ou décharge
Le dernier type de “chose” que l’escroc peut obtenir est un acte juridique, c’est-à-dire un document écrit qui va soit créer une obligation à la charge de la victime (ou d’un tiers), soit la libérer d’une obligation au profit de l’escroc.
- Acte opérant obligation : La victime, trompée, signe un document qui l’engage.
- Exemples : Signature d’un contrat de prêt, d’un contrat d’achat, d’une reconnaissance de dette, d’une promesse de vente, d’une caution…
- Acte opérant décharge : La victime, trompée, signe un document qui libère l’escroc d’une dette ou d’une obligation qu’il avait envers elle.
- Exemples : Signature d’une quittance de paiement pour une somme non reçue, remise de dette injustifiée…
Un cas particulier et important d’acte opérant obligation est le jugement obtenu par fraude, ce que l’on appelle “l’escroquerie au jugement”. En produisant des documents mensongers ou en organisant de faux témoignages devant un tribunal, une partie peut tromper le juge et obtenir une décision (un jugement) qui condamne la partie adverse à payer une somme, à céder un bien, ou qui lui accorde un droit indu. Le jugement est considéré comme un titre créant des obligations, et l’obtenir par des manœuvres frauduleuses constitue donc une escroquerie.
La remise elle-même : comment l’escroc obtient-il la chose ?
L’escroquerie se distingue du vol par l’existence d’une remise volontaire de la chose par la victime. Volontaire, mais pas libre : cette remise est directement causée par la tromperie et les moyens frauduleux employés par l’escroc. Sans cette tromperie, la victime n’aurait pas agi ainsi. Ce lien de causalité est fondamental.
Comment cette remise peut-elle s’opérer concrètement ? La jurisprudence admet deux modalités :
La remise matérielle : le transfert physique
C’est la forme la plus classique et la plus simple à comprendre. La victime se dessaisit physiquement de la chose au profit de l’escroc.
- Elle lui donne de l’argent en espèces.
- Elle lui tend l’objet convoité.
- Elle lui remet le chèque signé ou le document engageant.
Il y a un transfert tangible de la chose des mains de la victime (ou de son représentant) à celles de l’escroc (ou de son complice).
La remise par équivalent : le transfert dématérialisé
Dans certaines situations, notamment avec la dématérialisation des échanges, il n’y a pas de transfert physique d’argent ou de bien. Pourtant, l’escroc parvient à obtenir un avantage économique quantifiable au détriment de la victime. Pour appréhender ces cas, la jurisprudence a admis la notion de “remise par équivalent”, souvent réalisée par le biais d’écritures comptables ou informatiques.
L’exemple le plus caractéristique est celui de l’escroquerie à la TVA. Un commerçant utilise de fausses factures d’achat pour se créer un crédit de TVA fictif auprès de l’administration fiscale. Ce crédit fictif vient ensuite diminuer (compenser) la TVA qu’il doit réellement payer sur ses ventes. L’administration fiscale ne lui remet pas d’argent directement, mais par le jeu des écritures comptables de son compte fiscal, le commerçant obtient une “décharge” d’une partie de sa dette fiscale. La jurisprudence considère que cette imputation frauduleuse, cette écriture comptable, vaut remise d’espèces par équivalent. L’escroquerie est donc constituée, même sans flux financier direct du Trésor vers l’escroc.
Ce concept de remise par équivalent pourrait s’appliquer à d’autres situations de fraudes comptables ou informatiques où un avantage économique est obtenu par des écritures ou des manipulations de comptes, sans transfert matériel initial. Il est également possible que ce soit ce type de remise “juridique” qui soit envisagé dans le cas de l’escroquerie portant sur un immeuble (la “remise” étant alors l’acte de transfert de propriété obtenu par fraude).
Le préjudice : une condition indispensable mais parfois interprétée largement
L’article 313-1 est clair : l’escroquerie doit être commise “à son préjudice ou au préjudice d’un tiers”. Le préjudice est donc, en théorie, un élément constitutif de l’infraction, au même titre que les moyens frauduleux et la remise.
- Nature du préjudice : Il s’agit le plus souvent d’un préjudice matériel, patrimonial : une perte financière directe, la perte de la valeur d’un bien… La question de savoir si un préjudice purement moral (atteinte à la réputation, trouble psychologique…) pourrait suffire est débattue, mais la nature de l’escroquerie (classée parmi les appropriations frauduleuses) et la jurisprudence tendent plutôt vers l’exigence d’une atteinte au patrimoine. L’obtention d’un document administratif sans valeur patrimoniale directe (comme un titre de séjour) par des moyens frauduleux n’a ainsi pas été considérée par la Cour de cassation comme une escroquerie faute d’atteinte à la fortune d’autrui.
- Un débat persistant : Historiquement, la jurisprudence considérait parfois que le préjudice était inclus dans le fait même que la remise ait été obtenue par des moyens frauduleux. Autrement dit, l’atteinte à la liberté du consentement de la victime constituait en soi le préjudice. Bien que la rédaction actuelle de l’article 313-1 semble exiger un préjudice distinct, certaines décisions récentes de la Cour de cassation semblent encore parfois considérer que dès lors que la remise n’a pas été librement consentie mais extorquée par la fraude, le préjudice est nécessairement réalisé.
- Conséquence pratique : Cette subtilité juridique a son importance. Si le préjudice est un élément distinct, il doit être prouvé par l’accusation. S’il est considéré comme inclus dans la remise viciée, la preuve est simplifiée. En pratique, dans la majorité des cas d’escroquerie, un préjudice matériel existe et est démontrable. Toutefois, dans certaines situations limites, la question de l’existence et de la nature du préjudice peut être un point de discussion juridique important.
En résumé, pour qu’il y ait escroquerie, il ne suffit pas de tromper. Il faut que cette tromperie, réalisée par des moyens précis, aboutisse à ce que la victime remette volontairement (mais sous l’empire de la fraude) des fonds, des valeurs, un bien (meuble ou immeuble), un service, ou un acte juridique engageant, et que cette remise cause un préjudice (généralement patrimonial) à la victime ou à un tiers.
La complexité de ces notions, notamment la diversité des objets pouvant être remis, les formes de remise, et l’appréciation du préjudice, souligne l’importance d’une analyse juridique approfondie de chaque situation. Si vous vous interrogez sur les conséquences d’une remise que vous avez effectuée suite à une tromperie, notre cabinet peut vous aider à y voir plus clair.
Sources
- Code pénal : articles 313-1, 311-2
- Jurisprudence clé : Cass. crim., 28 septembre 2016, n° 15-84.486 (sur l’inclusion des immeubles)