La gestion d’une société implique des responsabilités importantes, notamment sur le plan pénal. Parmi les risques encourus par les dirigeants, l’abus de biens sociaux (ABS) occupe une place particulière. Souvent évoqué dans l’actualité, ce délit peut sembler complexe pour les non-initiés. Pourtant, en comprendre les contours est essentiel pour tout dirigeant soucieux de sécuriser ses pratiques et d’éviter des conséquences potentiellement très lourdes. Notre cabinet observe que de nombreuses situations à risque pourraient être évitées par une meilleure connaissance de cette infraction. Cet article vise à éclaircir ce qu’est précisément l’abus de biens sociaux, quelles conditions doivent être réunies pour qu’il soit caractérisé, qui peut en être l’auteur et dans quel type de société.
Qu’est-ce que l’abus de biens sociaux exactement ?
Historiquement, l’infraction d’abus de biens sociaux a été introduite en droit français en 1935 pour combler certaines lacunes de l’abus de confiance, qui se révélait parfois inadapté pour sanctionner toutes les formes de malversations commises par les dirigeants au détriment de leur société. Il s’agissait notamment de pouvoir réprimer des actes qui n’impliquaient pas un détournement direct de fonds, comme l’abus du crédit de la société.
Aujourd’hui, l’abus de biens sociaux est défini principalement aux articles L. 241-3 (pour les SARL) et L. 242-6 (pour les sociétés par actions comme les SA et SAS) du code de commerce. Ces textes visent le fait, pour certains dirigeants, de faire, de mauvaise foi, un usage des biens, du crédit, des pouvoirs ou des voix de la société qu’ils savent contraire à l’intérêt de celle-ci, et ce, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils sont intéressés directement ou indirectement.
Décortiquons cette définition : pour qu’un abus de biens sociaux soit constitué, plusieurs éléments doivent impérativement être réunis. Il faut un acte matériel précis (un usage), une contrariété à l’intérêt social, une intention coupable (mauvaise foi et but personnel). L’absence d’un seul de ces éléments empêche la qualification d’abus de biens sociaux. Il est important de distinguer l’ABS d’une simple erreur de gestion. Une décision managériale malheureuse, même si elle cause un préjudice à la société, ne constitue pas automatiquement un abus de biens sociaux si l’intention coupable et la finalité personnelle ne sont pas prouvées. Le droit pénal n’a pas vocation à sanctionner la simple incompétence ou la prise de risque inhérente à la vie des affaires, mais bien un comportement déloyal et intéressé du dirigeant.
L’élément matériel : un usage contraire à l’intérêt de la société
Le premier pilier de l’infraction est l’élément matériel. Il se compose d’un acte d’usage et du caractère de cet usage : il doit être contraire à l’intérêt de la société.
L’acte d’usage recouvre une large palette de comportements. Il peut s’agir d’une action positive, comme prélever de l’argent dans la caisse, utiliser la carte bancaire de la société pour des dépenses privées, vendre un actif social à un prix dérisoire, ou faire supporter par la société des charges qui ne la concernent pas. La jurisprudence a également admis que l’usage pouvait résulter d’une abstention volontaire. Par exemple, un dirigeant qui s’abstient sciemment de réclamer une somme due à la société par une autre entreprise dans laquelle il a des intérêts pourrait commettre un ABS par abstention. L’usage peut porter sur les biens de la société (argent, locaux, matériel, stocks, clientèle, brevets…), son crédit (sa capacité d’emprunt, sa réputation financière, sa signature sociale utilisée pour cautionner des dettes personnelles), les pouvoirs détenus par le dirigeant en cette qualité, ou même les voix dont il dispose (par exemple, en utilisant des mandats de vote confiés par des actionnaires pour faire adopter une décision servant ses intérêts personnels).
Mais cet usage, pour être répréhensible, doit être contraire à l’intérêt social. C’est une notion centrale, bien que non définie précisément par la loi. La jurisprudence l’apprécie au cas par cas, en utilisant principalement deux critères :
- L’absence de contrepartie pour la société : L’acte est contraire à l’intérêt social s’il appauvrit la société sans qu’elle ne reçoive en retour un bénéfice ou une compensation proportionnée. C’est le cas le plus évident :
- Le paiement de dépenses purement personnelles (vacances, travaux au domicile, impôts personnels, rémunération de personnel domestique).
- L’octroi de rémunérations ou d’avantages (voiture de fonction, logement) sans rapport avec le travail fourni ou les capacités financières de l’entreprise (salaires de complaisance, emplois fictifs).
- Des opérations commerciales désavantageuses sans justification économique pour la société (achats à prix excessifs, ventes à prix bradés à des proches ou à une autre société du dirigeant).
- L’abandon de créances sans raison valable.
- L’exposition de la société à un risque anormal et injustifié : Même si l’acte n’entraîne pas une perte immédiate, il peut être contraire à l’intérêt social s’il fait courir à la société un risque disproportionné et sans justification économique sérieuse. Ce risque peut être :
- Financier : Par exemple, accorder la caution de la société pour garantir une dette personnelle du dirigeant ou d’un tiers sans que la société n’y ait intérêt. Consentir des prêts sans garanties suffisantes à des entreprises non solvables. S’engager dans des opérations spéculatives hasardeuses sans rapport avec l’activité.
- Pénal ou fiscal : Un dirigeant qui utilise les fonds sociaux pour commettre une autre infraction (corruption pour obtenir un marché, financement illégal d’activités politiques, fraude fiscale) commet un abus de biens sociaux. Pourquoi ? Parce qu’il expose sciemment la société au risque de lourdes sanctions pénales (amendes pour la personne morale) ou fiscales, ce qui est intrinsèquement contraire à son intérêt, même si l’opération illicite visait, à court terme, un avantage commercial. La jurisprudence considère que l’atteinte à la réputation et au crédit de la société constitue aussi un préjudice.
Un troisième angle d’analyse, souvent lié aux précédents, concerne l’usage des pouvoirs à des fins personnelles. Un dirigeant qui utilise ses pouvoirs de gestion non pas pour servir la société mais pour satisfaire son intérêt propre, commet un acte contraire à l’intérêt social. Cela peut être un détournement de pouvoir (utiliser ses prérogatives légales dans un but personnel, par exemple manipuler la composition d’un comité pour obtenir une rémunération excessive) ou un dépassement de pouvoir (agir au-delà de ses compétences statutaires pour son profit personnel).
Il est essentiel de noter que le caractère contraire à l’intérêt social s’apprécie au moment où l’acte est commis, sans tenir compte des éventuels résultats positifs ultérieurs. Un pari risqué qui, par chance, s’avère profitable peut quand même constituer un ABS si le risque pris était initialement injustifié. Inversement, une décision conforme à l’intérêt social au moment où elle est prise ne devient pas un ABS si elle se révèle économiquement désavantageuse par la suite.
L’élément intentionnel : la mauvaise foi et l’intérêt personnel
L’abus de biens sociaux est une infraction intentionnelle. Il ne suffit pas qu’un acte matériel contraire à l’intérêt social soit commis ; il faut également prouver l’intention coupable du dirigeant. Cette intention comporte deux facettes indissociables : la mauvaise foi et la finalité personnelle.
La mauvaise foi signifie que le dirigeant doit avoir agi en sachant pertinemment que l’usage qu’il faisait des biens, du crédit, des pouvoirs ou des voix était contraire à l’intérêt de la société. L’erreur ou la négligence, même grave, ne suffit pas à caractériser la mauvaise foi au sens pénal. Le dirigeant doit avoir eu conscience de nuire aux intérêts de l’entreprise ou, à tout le moins, de les compromettre sciemment. Cette connaissance s’apprécie au regard des circonstances et de la nature des actes. Pour des actes manifestement préjudiciables comme le détournement de fonds pour des dépenses personnelles, la mauvaise foi est souvent facilement déduite.
La finalité personnelle est l’autre condition essentielle. L’acte doit avoir été commis “à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle [le dirigeant] est intéressé directement ou indirectement”.
- Les fins personnelles peuvent être d’ordre matériel : s’enrichir personnellement, éviter une dépense personnelle, obtenir un avantage quantifiable. Elles peuvent aussi être d’ordre moral : accroître son prestige, consolider son pouvoir au sein de la société, s’attirer les faveurs de tiers influents, préserver sa réputation. La jurisprudence interprète largement cet intérêt personnel.
- Favoriser une autre entité où le dirigeant a des intérêts est une forme indirecte d’intérêt personnel. L’intérêt peut être une participation au capital, une fonction de direction, ou même des liens familiaux ou d’affaires étroits avec cette autre structure. L’acte préjudiciable à la société A est commis dans le but d’avantager la société B, liée au dirigeant.
La preuve de cet élément intentionnel est souvent le point le plus délicat pour l’accusation. Elle se déduit généralement des circonstances matérielles de l’acte. Cependant, la jurisprudence a établi une sorte de présomption en cas de prélèvements occultes (non justifiés, sortis des caisses sans trace comptable claire) : si le dirigeant ne peut pas prouver que ces fonds ont été utilisés exclusivement dans l’intérêt de la société, ils sont présumés avoir servi son intérêt personnel.
Qui peut être poursuivi pour abus de biens sociaux ?
La loi désigne précisément les personnes susceptibles de commettre un abus de biens sociaux. Il s’agit principalement des :
- Dirigeants de droit : Ce sont les personnes officiellement investies d’un mandat social leur donnant le pouvoir de gérer et de représenter la société. La liste varie selon la forme sociale :
- Gérants de SARL (Société à Responsabilité Limitée) et d’EURL (Entreprise Unipersonnelle à Responsabilité Limitée).
- Président du conseil d’administration (PCA), Directeur Général (DG), Directeurs Généraux Délégués (DGD), membres du Directoire dans les Sociétés Anonymes (SA). Les membres du conseil de surveillance ne sont généralement pas concernés car ils n’ont pas de pouvoir de gestion direct, sauf s’ils agissent comme dirigeants de fait.
- Président et autres dirigeants prévus par les statuts dans les Sociétés par Actions Simplifiées (SAS).
- Gérants dans les Sociétés en Commandite par Actions (SCA).
- Dirigeants de fait : C’est une notion essentielle en pratique. La loi (par exemple, les articles L. 241-9 et L. 246-2 du code de commerce) étend la responsabilité de l’ABS à “toute personne qui, directement ou par personne interposée, aura en fait exercé la gestion” de la société “sous le couvert ou au lieu et place de son gérant légal”. Un dirigeant de fait est une personne qui, sans avoir de titre officiel, exerce en toute indépendance une activité positive de gestion et de direction. Les tribunaux recherchent des indices concrets : donner des ordres au personnel, négocier avec les banques et les fournisseurs, signer des contrats importants, prendre les décisions stratégiques… La présence d’un dirigeant de fait n’exonère pas nécessairement le dirigeant de droit, qui peut être poursuivi comme co-auteur ou complice s’il a laissé faire en connaissance de cause.
- Le liquidateur : Pendant la période de liquidation de la société (après sa dissolution mais avant sa radiation), le liquidateur (nommé par les associés ou par la justice) exerce des pouvoirs de gestion. À ce titre, il peut commettre un abus des biens ou du crédit de la société (mais pas des pouvoirs ou des voix). L’article L. 247-8 du code de commerce prévoit cette infraction spécifique.
Les personnes qui ne rentrent pas dans ces catégories (simples associés, salariés, experts-comptables, banquiers, commissaires aux comptes) ne peuvent pas être auteurs principaux d’ABS. Ils peuvent cependant être poursuivis comme complices (s’ils ont aidé ou assisté sciemment le dirigeant) ou pour recel (s’ils ont bénéficié en connaissance de cause des biens ou fonds détournés).
Quelles sociétés sont concernées par l’abus de biens sociaux ?
L’abus de biens sociaux ne s’applique pas à toutes les formes de sociétés. Il faut que la loi le prévoie expressément pour la forme sociale considérée. Les principales sociétés concernées sont :
- Les Sociétés à Responsabilité Limitée (SARL) et les Entreprises Unipersonnelles à Responsabilité Limitée (EURL), même si le gérant est l’associé unique.
- Les Sociétés Anonymes (SA), qu’elles soient de type classique (avec conseil d’administration) ou à directoire et conseil de surveillance.
- Les Sociétés par Actions Simplifiées (SAS) et SASU.
- Les Sociétés en Commandite par Actions (SCA).
- Certaines sociétés coopératives (via une infraction similaire prévue par la loi de 1947).
- Certaines sociétés civiles ayant une activité économique spécifique et faisant appel public à l’épargne, ou les sociétés immobilières de construction, car des textes spécifiques le prévoient.
En revanche, certaines sociétés sont exclues du champ d’application de l’ABS :
- Les Sociétés en Nom Collectif (SNC) et les Sociétés en Commandite Simple (SCS). La raison traditionnellement avancée est la responsabilité illimitée et solidaire des associés (commandités pour la SCS) sur leurs biens personnels pour les dettes sociales. Cette responsabilité offrirait une garantie jugée suffisante par le législateur. Attention, cela ne signifie pas une impunité : les actes de détournement dans ces sociétés peuvent être qualifiés d’abus de confiance.
- Les associations (loi 1901), les syndicats, les GIE (Groupement d’Intérêt Économique), sauf texte spécifique très rare. Là encore, l’abus de confiance peut trouver à s’appliquer.
Un point important concerne les sociétés de droit étranger. En principe, l’ABS, infraction du droit français des sociétés, ne leur est pas applicable. Cependant, la jurisprudence a posé des exceptions importantes : si une société immatriculée à l’étranger a en réalité son siège social effectif en France (lieu de direction, centre des décisions) ou y exerce son activité principale de manière prépondérante, les juges français peuvent la considérer comme une société française “de fait” et appliquer l’incrimination d’ABS à ses dirigeants pour des actes commis en lien avec cette activité en France. La simple domiciliation à l’étranger est alors jugée artificielle ou fictive.
Enfin, pour qu’un ABS puisse être commis, il faut que la société ait la personnalité morale. Une société en formation, avant son immatriculation au Registre du Commerce et des Sociétés (RCS), n’a pas d’existence juridique propre. Les détournements commis à ce stade relèveraient plutôt de l’abus de confiance ou de l’escroquerie entre fondateurs. En revanche, une société en liquidation conserve sa personnalité morale pour les besoins de la liquidation, jusqu’à sa clôture. Un ABS peut donc parfaitement être commis pendant cette période par le liquidateur ou les dirigeants encore en place.
La complexité des situations et la sévérité des sanctions rendent essentiel un conseil avisé. Si vous avez des interrogations sur vos pratiques de gestion ou celles de votre société, notre cabinet peut vous accompagner pour analyser les risques et définir une stratégie adaptée.
Sources
- Code de commerce : articles L. 241-3, L. 242-6 (définition ABS pour SARL et SA/SAS), L. 241-9, L. 246-2 (dirigeants de fait), L. 247-8 (liquidateur), L. 227-1 (application aux SAS), L. 243-1 (application aux SCA).
- Code pénal : article 121-7 (complicité).