Lorsqu’un dirigeant est suspecté ou accusé d’abus de biens sociaux (ABS), les enjeux deviennent immédiatement considérables. Au-delà de la définition même de l’infraction, comprendre les sanctions encourues, les méandres de la procédure pénale – notamment la question épineuse de la prescription – et les possibilités de défense est fondamental. Les conséquences d’une condamnation peuvent être dévastatrices tant sur le plan professionnel que personnel. Cet article se propose d’éclairer ces aspects pratiques : quelles peines risque-t-on réellement ? Comment le temps joue-t-il sur les poursuites ? Qui peut demander réparation ? Et existe-t-il des arguments de défense spécifiques, comme celui tiré de l’appartenance à un groupe de sociétés ?
Quelles sont les sanctions encourues ?
La loi ne prend pas l’abus de biens sociaux à la légère. Les sanctions prévues par le code de commerce (principalement aux articles L. 241-3 pour les SARL et L. 242-6 pour les SA, SAS, etc.) sont significatives :
- Peines principales : Les dirigeants reconnus coupables encourent jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 375 000 euros d’amende.
- Circonstance aggravante : Ces peines sont portées à sept ans d’emprisonnement et 500 000 euros d’amende lorsque l’infraction a été réalisée ou facilitée au moyen de comptes ouverts, de contrats souscrits auprès d’organismes établis à l’étranger, ou par l’interposition de personnes physiques ou morales, fiducies ou institutions comparables établies à l’étranger. Cette aggravation, issue d’une loi de 2013, vise spécifiquement les montages internationaux complexes souvent utilisés pour masquer les détournements.
- Peines complémentaires : Au-delà de la prison et de l’amende, le tribunal peut prononcer des peines complémentaires très handicapantes (prévues notamment à l’article L. 249-1 du code de commerce et à l’article 131-26 du code pénal) :
- L’interdiction d’exercer une fonction publique.
- L’interdiction d’exercer l’activité professionnelle ou sociale à l’occasion de laquelle l’infraction a été commise.
- L’interdiction d’exercer une profession commerciale ou industrielle, de diriger, administrer, gérer ou contrôler une entreprise ou une société commerciale (faillite personnelle ou interdiction de gérer, également prévue par l’article L. 653-4 du code de commerce en cas de procédure collective).
- L’interdiction des droits civiques, civils et de famille. Sur ce point, il faut noter une subtilité : si l’inéligibilité est une peine complémentaire obligatoire en cas de condamnation pour ABS (sauf décision contraire motivée du juge), les autres interdictions de droits civiques doivent être spécifiquement motivées par le tribunal en fonction de la gravité des faits et de la personnalité de l’auteur.
Il est important de souligner que la tentative d’abus de biens sociaux n’est pas punissable. Seul l’acte consommé (l’usage contraire à l’intérêt social) peut être sanctionné.
La responsabilité pénale peut également être étendue aux complices et aux receleurs. Un complice est celui qui a sciemment aidé ou assisté le dirigeant à commettre l’ABS (par exemple, un expert-comptable qui maquille les comptes, un banquier qui facilite une opération frauduleuse en connaissance de cause). Le receleur est celui qui détient, dissimule ou transmet la chose provenant de l’ABS (fonds, biens), ou qui en bénéficie sciemment (par exemple, un proche qui reçoit des cadeaux financés par les détournements). Ils encourent les mêmes peines que l’auteur principal. Le fait de dissimuler ou de réinvestir les fonds issus d’un ABS peut également caractériser le délit de blanchiment, qui peut se cumuler avec l’ABS lui-même ou le recel.
Enfin, la responsabilité pénale des personnes morales (la société elle-même) peut être engagée si l’infraction a été commise pour son compte par ses organes ou représentants, bien que cela soit moins fréquent pour l’ABS qui implique par définition un acte contre l’intérêt de la société.
La prescription de l’action publique : un délai complexe
La question de la prescription est l’un des aspects les plus techniques et débattus de l’abus de biens sociaux. La prescription est le délai au-delà duquel une infraction ne peut plus être poursuivie en justice. Pour les délits, ce délai est en principe de six ans (depuis une loi de 2017, auparavant trois ans).
La particularité de l’ABS réside dans le point de départ de ce délai. Normalement, le délai de prescription court à compter du jour où l’infraction a été commise. Cependant, l’abus de biens sociaux est souvent considéré comme une infraction “occulte” ou “dissimulée” par nature : le dirigeant est en position de masquer ses agissements. Pour éviter que l’infraction ne soit prescrite avant même d’avoir été découverte, la loi (article 9-1 du code de procédure pénale, qui a consacré une jurisprudence ancienne) et la jurisprudence constante prévoient un point de départ différé.
Le délai de prescription de six ans ne commence à courir qu’à compter du jour où l’infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant la mise en mouvement ou l’exercice de l’action publique. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
- Le rôle clé de la dissimulation : Tant que l’acte abusif est caché (par des écritures comptables trompeuses, de fausses factures, des montages complexes, l’absence d’information pertinente aux associés ou aux organes de contrôle), le délai de prescription ne court pas. La dissimulation peut être active (manœuvres pour cacher) ou passive (simple omission d’informations nécessaires à la compréhension de l’acte).
- Le jour de la “découverte” possible : La prescription commence lorsque les faits peuvent être découverts par ceux qui peuvent agir en justice, c’est-à-dire principalement le ministère public (procureur) ou la victime (la société, agissant par ses représentants ou via l’action ut singuli des associés). La simple connaissance des faits par un salarié, un commissaire aux comptes ou même l’administration fiscale ne suffit pas, en principe, à faire démarrer le délai, tant que l’information n’a pas atteint le parquet ou les organes de la société capables d’agir.
- L’importance des comptes annuels : La jurisprudence considère très souvent que le point de départ du délai est la date de présentation des comptes annuels aux associés, à condition que ces comptes révèlent l’opération litigieuse de manière suffisamment claire pour permettre d’en comprendre la nature potentiellement abusive. Si l’opération est noyée dans une masse d’informations, mal décrite, ou justifiée par des documents trompeurs, la dissimulation persiste et le délai ne court pas à partir de cette présentation.
- Difficulté pratique : Déterminer la date exacte où l’infraction “a pu être constatée” reste souvent difficile et dépend de l’analyse souveraine des juges du fond au vu des éléments du dossier (date d’un rapport d’audit, d’une plainte détaillée, d’une assemblée générale où les faits ont été clairement exposés…).
- Le délai butoir : Pour éviter une imprescriptibilité de fait, la loi de 2017 a introduit un délai butoir : l’action publique ne peut plus être engagée plus de douze années révolues après le jour où l’infraction a été commise, même si elle n’a été découverte que tardivement.
Cette complexité rend la défense sur la prescription particulièrement technique et cruciale dans les dossiers d’abus de biens sociaux.
L’action civile : qui peut demander réparation ?
L’action civile est l’action exercée devant le tribunal pénal (ou séparément devant un tribunal civil) par la victime d’une infraction pour obtenir réparation de son préjudice. Dans le cas de l’abus de biens sociaux, la victime directe, dont l’intérêt est lésé par définition, est la société elle-même. C’est donc principalement elle qui peut demander des dommages et intérêts au dirigeant fautif.
L’action de la société est appelée action sociale. Elle peut être exercée de deux manières :
- Par les représentants légaux de la société : Les dirigeants en fonction (nouveaux dirigeants après le départ du fautif, par exemple), ou le liquidateur si la société est en liquidation, peuvent agir au nom de la société pour réclamer la réparation du préjudice subi. En cas de fusion, la société absorbante peut également agir pour le préjudice subi par la société absorbée avant la fusion.
- Par un ou plusieurs associés ou actionnaires (action ut singuli) : La loi permet à des associés (SARL) ou actionnaires (SA, SAS…) d’agir en justice au nom de la société pour défendre ses intérêts, lorsque les dirigeants en place ne le font pas (souvent parce qu’ils sont eux-mêmes mis en cause). Cette action (prévue aux articles L. 223-22 pour les SARL et L. 225-252 pour les SA/SAS) est soumise à des conditions de procédure spécifiques, notamment la nécessité de mettre en cause la société dans la procédure.
Un point fondamental a été tranché par la Cour de cassation depuis l’an 2000 : un associé ou un actionnaire ne peut PAS agir en son nom personnel pour demander réparation du préjudice individuel qu’il subirait du fait de l’ABS (par exemple, la baisse de la valeur de ses parts ou la diminution des dividendes). La Cour considère que ce préjudice n’est que le reflet du préjudice subi par la société elle-même. Il est donc indirect et ne permet pas une action civile individuelle devant le juge pénal. L’associé ne peut agir que via l’action sociale ut singuli, au nom et pour le compte de la société.
De même, les autres tiers qui pourraient être affectés par les difficultés de la société résultant d’un ABS sont généralement irrecevables à exercer l’action civile devant le juge pénal. Leur préjudice est considéré comme indirect. Cela concerne notamment :
- Les créanciers de la société (fournisseurs, banques…).
- Les salariés, les comités d’entreprise ou les syndicats.
- Les cautions qui auraient garanti les dettes de la société.
Ces tiers devront éventuellement rechercher la responsabilité du dirigeant devant les juridictions civiles ou commerciales, sur d’autres fondements.
La défense fondée sur l’intérêt du groupe : une exception encadrée
Dans la vie économique, il est fréquent que des sociétés appartiennent à un groupe. Des flux financiers (avances de trésorerie, prestations de services facturées ou non, garanties…) interviennent couramment entre sociétés mères, filles ou sœurs. Une opération qui, isolément, pourrait sembler contraire à l’intérêt d’une société (par exemple, une aide financière sans contrepartie immédiate à une autre société du groupe) peut-elle être justifiée par l’intérêt supérieur du groupe ?
La jurisprudence a admis, sous des conditions très strictes, un fait justificatif tiré de l’intérêt du groupe. Cette exception, principalement issue d’un arrêt fondateur dit “Rozenblum” de 1985, permet d’échapper à la qualification d’ABS si l’opération litigieuse remplit cumulativement les critères suivants :
- Existence d’un groupe structuré : Il doit s’agir d’un véritable groupe de sociétés, avec des liens capitalistiques et une organisation réelle, et non d’une simple façade.
- Politique de groupe définie : L’opération doit s’inscrire dans une politique économique, sociale ou financière cohérente, élaborée pour l’ensemble du groupe et visant un intérêt commun qui dépasse celui de la seule société aidée. Des opérations ponctuelles “au coup par coup” ne suffisent généralement pas.
- Intérêt commun avéré : L’acte doit être dicté par cet intérêt commun du groupe (par exemple, soutenir une filiale stratégique en difficulté temporaire, réaliser des économies d’échelle, préserver l’emploi au sein du groupe). Cet intérêt ne doit pas se confondre avec l’intérêt personnel des dirigeants.
- Contrepartie ou équilibre : L’opération doit soit comporter une contrepartie (même si elle n’est pas immédiate ou strictement équivalente) pour la société qui consent l’aide, soit, à défaut de contrepartie directe, ne pas créer un déséquilibre significatif et durable dans les engagements financiers entre les sociétés concernées au sein du groupe.
- Capacités financières préservées : L’aide accordée ne doit en aucun cas excéder les capacités financières de la société qui la supporte, ni la mettre elle-même en péril financier. Sacrifier une société, même pour le bien supposé du groupe, constitue un ABS.
En pratique, cette défense est très difficile à faire admettre par les tribunaux. Les juges l’examinent avec une grande méfiance et exigent des preuves solides sur chacun des points. La simple appartenance à un groupe ne suffit jamais à justifier une opération préjudiciable si ces conditions ne sont pas réunies.
Distinction avec d’autres infractions
Il est utile de distinguer brièvement l’ABS d’infractions voisines :
- Abus de confiance : Comme mentionné, l’abus de confiance (détourner un bien remis à charge de le rendre, de le représenter ou d’en faire un usage déterminé) peut s’appliquer là où l’ABS est exclu (SNC, SCS, associations…). Les faits peuvent être similaires, mais le cadre juridique est différent.
- Banqueroute : Si la société est en état de cessation des paiements et fait l’objet d’une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire, les actes de détournement d’actifs commis par le dirigeant (avant ou après le jugement d’ouverture) relèveront généralement de la qualification de banqueroute, qui est une infraction spécifique aux procédures collectives et qui prime alors sur l’ABS pour les détournements d’actifs. Cependant, un abus de pouvoirs ou de voix commis dans ce contexte pourrait toujours être qualifié d’ABS.
Naviguer entre les obligations de gestion et le risque pénal demande une expertise juridique certaine. Les conséquences d’un abus de biens sociaux peuvent être lourdes et les mécanismes de procédure, notamment la prescription, sont complexes. Pour évaluer votre situation, sécuriser vos pratiques ou préparer votre défense face à une accusation, contactez notre cabinet pour une analyse personnalisée.
Sources
- Code de commerce : articles L. 241-3, L. 242-6 (sanctions principales et aggravées), L. 249-1 (peines complémentaires), L. 653-4 (faillite personnelle), L. 223-22, L. 225-252 (action sociale ut singuli).
- Code de procédure pénale : article 9-1 (prescription des infractions occultes/dissimulées).
- Code pénal : articles 131-26 (interdiction droits civiques), 121-7 (complicité), 314-1 et suivants (abus de confiance), 321-1 et suivants (recel), 324-1 et suivants (blanchiment).
- Code de commerce : articles L. 654-1 et suivants (banqueroute).